Igor Strelkov, “Il y a un espoir”, illustration : Spoutnik et pogrom

Le nationalisme russe se trouve dans une crise profonde. Les autorités ont accentué leur répression contre les organisations de cette mouvance. En 2015, la justice a interdit pour “incitation à la haine” le mouvement Les Russes (Russkie) de Dimitry Dyomushkin et Alexandre Belov (Potkin). Ceux-ci avaient d’ailleurs fondé ce mouvement sur les ruines de leurs organisations respectives, interdites en 2011 : le Mouvement contre l’immigration illégale (DPNI) et l’Union slave. Egor Prosvirnin, rédacteur en chef du journal nationaliste en ligne Spoutnik et pogrom est visé par une enquête pour “incitation à la haine raciale”…

Cette crise a été aggravée par ce qu’on appellera pudiquement les “évènements d’Ukraine”. D’une part, la question ukrainienne a profondément divisé la mouvance nationaliste. Tandis que la majorité prenait fait et cause pour les insurgés du Donbass et les grandioses projets de “Nouvelle Russie”, de “Monde russe” ou de “Printemps russe”, d’autres ne voyaient dans ceux-ci que défense d’arriérés soviétoïdes (sovki), voire soutenaient le nationalisme ukrainien. D’autre part, l’annexion, ou la réunification, de la Crimée a redoré le blason patriotique des autorités russes, sans que l’abandon de la référence au “Monde russe” ou à la “Nouvelle Russie” par Vladimir Poutine n’attire les masses vers les mouvements authentiquement nationalistes. Sans compter que nombre des plus énergiques — et violents — soutiens des nationalistes ont quitté la Russie pour le Donbass.

Répression et “évènements d’Ukraine” ne permettent pas seuls d’expliquer l’échec politique des nationalistes russes. Pour des raisons qui restent à élucider, les nombreuses organisations de cette mouvance ne sont pas parvenues à s’attirer de soutien significatif parmi les masses, au sein desquelles l’hostilité à l’immigration est pourtant répandue. Comme le note Alexandre Verkhovsky, elles continuent à faire confiance aux autorités pour lutter contre les “immigrés clandestins”.

C’est sur ce fond — morose — qu’un cri d’enthousiasme a retenti dans la mouvance nationaliste : “Il y un espoir” ! S’est en effet constitué un “Comité du 25 janvier” — intitulé provisoire, tiré de la date de la réunion qui lui a donné naissance. Celle-ci a été marquée par une franche et virile camaraderie, scellée par la cause du Donbass, à laquelle ils ont contribué à des titres divers. Comme le relate Spoutnik et Pogrom :

L’un s’est battu directement contre les Ukrainiens, l’un a envoyé au front du matériel, l’un a collecté de l’argent, l’un a organisé des réseaux d’information, a mené une agitation pro-insurrection.

Le comité regroupe en effet les plus enthousiastes partisans du “Printemps russe”, et surtout, l’icône de celui-ci : Igor Strelkov, colonel de réserve du FSB, vétéran des deux guerres de Tchétchénie, ancien ministre de la défense de la République populaire de Donetsk — autoproclamée. Il est accompagné d’autres vétérans du Donbass, membres de l’organisation qu’il a fondé : “Nouvelle Russie” (Novorossia), dont le but est de “constituer pour les républiques de la Nouvelle Russie une sorte d’arrière s’occupant de questions humanitaires” et autres.

La liste des membres du comité est riche en figures de premier plan de la mouvance nationaliste russe :

– Edouard Limonov, “écrivain, leader du parti national-bolchevik, participant à la défense du Soviet suprême en 1993.”

– Anatoly Krylov, “écrivain, leader du parti national-démocratique, rédacteur en chef du site “APN” (Agence d’information politique).”

– Vladislav Karabanov, “écrivain, rédacteur en chef du site Agence d’information russe.”

– Maksim Kalashnikov, “écrivain-futurologue, rédacteur en chef du canal Roy TV.”

– Igor Boshchenko, “politologue, rédacteur en chef du canal Neyromir TV.”

– Aleksey Kungurov, “politechnologue, blogueur au million de followers.”

– Egor Prosvirnin, journaliste et fondateur du site Spoutnik et pogrom.

– Andrey Razumovsky, journaliste.

Les participants de la première réunion du Comité du 25 janvier. Spoutnik et pogrom

Cet aréopage est uni par un programme politique reposant sur trois principes fondamentaux : réunification (Воссоединение), égalité en droit (Равноправие), justice sociale (Справедливость).

Le premier principe — réunification — relève du nationalisme russe le plus explicitement irrédentiste :

Nos frères et sœurs russes, laissés par l’arbitraire du destin au delà des frontières de la Russie, en Biélorussie, au Kazakhstan, dans les pays Baltes, en Ukraine, doivent revenir à la patrie, doivent revenir en Russie.

Il ne s’agit pas d’un rapatriement mais bien d’un “rassemblement des terres russes.” Les frontières précises de cette Grande Idée feront sans doute l’objet de précisions ultérieures, mais on peut en trouver un avant-goût sur le site de Spoutnik et pogrom :

“A quoi ressemblera une Russie pour les Russes”. Territoires recouvrés : 1. Estonie. 2. Lettonie. 3. Lituanie. 4. Biélorussie. 5. Ukraine. 6. Moldavie. 7. Transnistrie. 8. Nord du Kazakhstan. Républiques en crise du Caucase (sic) : 8. Ingouchie. 9. Tchétchénie. 10. Daguestan. Territoires tampon (sic) : 11. Finlande, Pologne et Roumanie. 12. Ancienne Ukraine de l’Ouest. 13. Kazakhstan central.

Le second principe — égalité en droit — est caractéristique du lien fait par les nationalistes russes entre la question de l’Etat de droit, et celle des minorités ethniques. Par égalité en droit de tous les citoyens, il ne s’agit pas seulement d’assurer l’égalité de tous devant la loi par une “réforme du système judiciaire”. Il s’agit aussi d’abolir ce que les nationalistes russes qualifient de “privilèges” accordés aux minorités ethniques — en particulier dans les républiques du Caucase. Pour ce faire, le Comité préconise de mettre fin à l’existence de ces “républiques nationales” et de les remplacer par des “gouvernements”(губерния) — nom tout droit issu de l’Empire russe.

Enfin, le troisième principe — justice sociale — consiste à réaliser une sorte d’audit des privatisations sauvages années 1990, et d’en corriger les effets, dans le but de réduire les inégalités sociales.

Tel est donc, à grands traits, le projet. Il est grandiose, mais afin de le réaliser, le journal en ligne Spoutnik et pogrom n’évoque pour le moment que la constitution d’une “média-ressource”, analogue au libéral Echo de Moscou : radio, site internet et plate-forme de blog. D’autres membres du comité entrevoient de bien plus vastes perspectives. Edouard Limonov — dont la modération n’est pas la qualité première — proclame la constitution d’une “Troisième force, entre le pouvoir et les libéraux pro-Occidentaux”, en cas de “cataclysme.” Même tonalité chez Maksim Kalashnikov qui se voit déjà en 1918 :

La Troisième force peut sauver le pays dans un moment critique (…) Au moment du krach probable resteront des fragments des anciennes structures administratives et des “structures régaliennes” (silovye struktury), qui se retrouveront livrées à leur perte. Car les vainqueurs libéraux pro-occidentaux les détestent, et l’ancien système aura disparu. Ces fragments pourront s’unir sous la bannière de la Troisième force…

… Et la fine fleur du nationalisme de réitérer l’exploit des bolcheviks.

Le Comité n’en est qu’à ses débuts, mais il suscite déjà l’inquiétude dans les milieux sensibles aux droits de l’homme. Depuis la guerre du Donbass, et plus encore depuis que les opérations militaires y ont pratiquement cessé, le retour des volontaires du front est attendu avec anxiété — et il est tout à fait possible, si l’on en croit l’historien et spécialiste du nationalisme russe Nikolay Mitrokhin, que cette anxiété soit partagée par les autorités russes. Pavel Aptekar, pour le quotidien libéral Vedomosti, s’interroge ainsi sur l’avenir de ces individus “aux représentations confuses sur les frontières de la violence légitime” :

L’apparition d’une organisation prétendant à nouveau unir (les vétérans du Donbass) et les occuper oblige à se poser la question : les occuper comment ?

Sans minimiser les potentialités violentes que renferme un tel mouvement, on peut cependant s’interroger sur le contraste entre l’ampleur des ambitions, et les maigres moyens imaginés pour les réaliser. L’absence de toute référence à la constitution d’un parti est frappante, lors même que l’exemple bolchevik est clairement invoqué. On peine à voir quelle genre d’activités politiques concrètes le Comité serait en mesure d’offrir à des militants putatifs. Il n’est nullement question de participer à une quelconque politique locale — qu’elle soit électorale ou autre. Il faudra attendre pour que ce nationalisme permette à qui que ce soit de “vivre de la politique”. Il est vrai la nature même des élections russes ne laisse que peu — voire pas du tout — de chances à un opposant hors-système, ne pouvant compter que sur ses propres forces. Il est vrai aussi que la libéralisation de la législation sur les partis n’a été que nominale — l’exemple d’Aleksey Navalny est là pour en témoigner.

Dès lors, la politique de cette opposition nationaliste se résume — pour l’instant — à de la communication (“média-ressource”), à une activité intellectuelle et programmatique, et à une attente apocalyptique, renforcée par la crise économique. Le glorieux avenir de la Russie est suspendu au possible effondrement de son économie et, partant, de son système politique. Il s’agit de préparer l’avenir, celui de l’après “cataclysme” ou, ce qui revient au même, celui l’après-Poutine. Mais comment préparer cet avenir, comment être prêt au moment venu, si l’on est privé de toute organisation ? Si les bolcheviks ont pu — comme il est justement argué — récupérer une partie de l’appareil d’État après le “cataclysme”, c’est parce qu’ils disposaient alors d’un appareil partisan discipliné et centralisé.

Dans le cas des nationalistes russes, on en est loin…

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