
Lors d’une précédente note, j’avais présenté la théorisation poutinienne de Lénine, sans trop m’attarder sur une question plus pratique : celle du destin du corps de Lénine qui se dresse, sous la forme d’innombrables statues, partout sur le territoire de l’ancienne URSS, et qui repose, embaumé, dans un mausolée sur la Place rouge. Qu’en faire ?

Dès avant sa mort en 1924, Lénine devient objet d’un culte et d’une idéologie, le léninisme. Comme l’explique l’anthropologue Aleksey Yurchak :
Le léninisme en tant qu’enseignement est plus grand que la personne de chair et sang nommée “Lénine”, et peut dès lors être différent des idées de Lénine (la personne). [Cette doctrine] n’est pas statique, elle est constamment reformulée pour correspondre au contexte politique du moment […] Chaque leader sovietique, de Staline à Gorbatchev a produit sa propre version du léninisme. Ce processus a été possible car chaque version de la doctrine, quelle qu’en soit sa signification actuelle, occupait la position de vérité impossible à interroger, fondationnelle, du système politique soviétique
Excellente illustration de cette position de “Lénine” dans le système soviétique: cette affiche de la perestroika. On y voit Mikhaïl Gorbachev, exécutant une symphonie “Lénine”, l’auteur de l’affiche saluant l’interprétation d’un “bravo !”

Depuis la chute de l’Union soviétique, Lénine n’occupe plus cette position de “vérité fondationnelle”. Pourtant les traces du culte du chef de la Révolution, fondateur de l’Etat soviétique, guide du prolétariat mondial, sont toujours bien présentes. Son nom, son image et son corps, démultipliés à l’infini, restent un trait indissociable du paysage post-soviétique de la Russie et, jusqu’à récemment, de l’Ukraine.
Pour ce qui est des dénominations, et en ne s’arrêtant qu’aux rues, le résultat est édifiant. Suivant cette étude du journal Meduza, se basant sur les données de Yandex Maps, on compte en Russie 5167 voies “Lénine”. Il s’agit de la troisième dénomination la plus populaire, derrière “Soviétique” et “Octobre”, mais de celle qui couvre la plus longue distance : 8631,5 km, soit la distance de Tver à Khabarovsk.

Pour ce qui est des statues, le compte est tout aussi impressionnant : le site collaboratif Leninstatues.ru en recense pas moins de 8968 sur le territoire de l’ex-Union soviétique — sans toutefois que ne soit toujours clairement indiqué lesquelles sont toujours debout. La désoviétisation n’est donc pas passée par un iconoclasme massif anti-Lénine. Son image la plus iconique est celle du déboulonnage en août 1991 de la statue de Felix Dzerjinsky, premier dirigeant de la Tchéka, la première police politique d’Union soviétique.
Leur présence ne semble guère passionner les foules : autant la figure de Staline fait l’objet des associations les plus opposées — criminel contre l’humanité ou organisateur de la Victoire — celle de Lénine ne semble générer qu’indifférence : « un point insignifiant dans le paysage, qu’on cesse de remarquer », selon le journaliste Youri Saprykine.

L’omniprésence léninienne a pourtant pris une actualité nouvelle avec la vague de destruction de monuments à Lénine qu’a connu l’Ukraine à partir du mouvement Maïdan, puis avec la politique de décommunisation entreprise par le gouvernement ukrainien. N’ayant pas enquêté sur ce qui a été appelé la “chute des Lénines” (leninopad), je ne m’attarderai pas sur ses motivations, pour me concentrer sur sa réception en Russie.

Cette vague iconoclaste a été condamnée — on pouvait s’en douter — par le parti communiste russe (KPRF, premier parti d’opposition), suivant les idiosyncrasies de ce mouvement dont le marxisme-léninisme s’est fortement teinté de spiritualité orthodoxe et de nationalisme russe. Son secrétaire général, Guennady Ziouganov, y a consacré une longue lettre ouverte, aux termes vifs :
Des millions de citoyens ukrainiens sont empoisonnés par une propagande russophobe et anti-soviétique. Cette abominable vague de vandalisme a deferlé sur de nombreuses villes ukrainiennes. Le fondateur de l’Etat soviétique a été la première cible de cette méchante racaille bandériste [le terme de “bandériste” est un terme infâmant désignant un nationaliste ukrainien et, potentiellement, tout homme politique ukrainien]. La destruction de monuments à Lénine, symbole de l’histoire et de la culture russe ne peut être présentée comme un “mouvement venu d’en bas”, car il est ouvertement approuvé par les représentants des organes de l’Etat .
Le raisonnement est habile, qui vise à faire passer la critique du soviétisme pour de la russophobie — terme particulièrement en vogue ces derniers temps en Russie. La guerre froide y est présentée comme une guerre contre la Russie, guerre qui se poursuit jusqu’à ce jour : en Ukraine, mais aussi en Russie où menacent les “occidendalistes domestiques” (доморощенных западников)
C’est du côté de l’opposition libérale et nationaliste que l’on trouvera les opposants les plus résolus à ce raisonnement. Leurs arguments peuvent d’ailleurs se rejoindre. Aussi bien chez les nationalistes ethniques de Sputnik et pogrom que dans les mouvements de défense des droits de l’homme, Lénine est vu comme le symbole de la Terreur rouge, de répressions de masse. Le démontage de ces statues représente une étape incontournable dans la désoviétisation du pays, et sa transformation en une Russie libérale, ou une Russie pour les Russes — débarrassée de l’héritage soviétique, qu’il soit vu comme dictatorial ou anti-russe, ou les deux. Oleg Kashin, journaliste à la fois libéral et sensible à certains thèmes nationalistes s’en prends ainsi, dans les colonnes de Svobodnaya Pressa, à la passivité russe devant ces statues ne représentant plus rien :
Qu’elles restent là [Пускай стоят], ce qui signifie : « On s’en fout » [черт с ними]. Personne ne va donner sa vie pour Lénine, il n’est cher à personne, mais qu’il reste là, comme il y a vingt ans, comme il y a trente ans. On a des villes dans lesquelles les statues de Lénine sont les seuls monuments, les jeunes mariés se prennent en photo devant, le soir les jeunes s’y retrouvent, les jours de fête, les travailleurs organisent autour de ce Lénine un meeting. Comment pourrait-on le détruire ? Qu’il reste là. […] Et c’est là le plus désagréable et le plus humiliant. S’il y avait en Russie des millions de partisans convaincus de Lénine, prêts à mourir pour qu’il se dresse sur les places des villes, ce ne serait pas aussi horrible. Mais non ! De l’indifférence et seulement de l’indifférence, rien de plus. Un cas où nous sommes encore pire que les Ukrainiens, qui l’eût crû ?
Sa proposition — qui ne manque pas de charme — consiste à démonter toutes les statues de Lénine, toutes, et à les rassembler, toutes, près d’Oulianovsk, ex-Simbirsk, ville rebaptisée en son honneur. Là, tournées dans la même direction, “sans un arbre, sans un chemin, sans un banc”, elles formeraient une sorte d’ “armée de terre cuite de l’Empereur Qin”…
La proposition n’a pas trouvé d’oreilles favorables au gouvernement. Le ministre de la culture, M. Medinsky s’est empressé de répondre à la lettre ouverte de Guennady Ziouganov :
Notre position est claire : les témoignages de l’époque soviétique doivent être maintenus, nous devons rappeler la force de l’esprit humain [напоминать о силе человеческого духа], l’héroïsme au combat et au travail de nos ancêtres [о боевом и трудовом героизме наших предков]. C’est seulement ainsi que nous pouvons assurer la succession historico-culturelle nécessaire au futur de la Russie… Pour ce qui est des monuments dédiés à Lénine, ils constituent sans aucun doute une part de notre identité historique, et le ministère fera tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger.
La désoviétisation du paysage russe n’est donc pas pour demain : au contraire, on assiste à une patrimonialisation de Lénine, qui s’oppose explicitement à l’exemple ukrainien. En prévision de la commémoration du centenaire de la révolution d’Octobre, M. Medinsky a présenté une “plateforme” indiquant ses grandes orientations :
L’absence de mémoire est un diagnostic inquiétant. Aujourd’hui en Ukraine, on retire des statues, non pas seulement de Lénine, mais aussi du Maréchal Joukov [héros de la seconde guerre mondiale], du partisan et espion Kouznetsov [héros de l’Union soviétique]. Cela encourage un état d’esprit délétère, cela amène à la destruction de la société civile. Un monument, c’est la mémoire : on ne doit détruire aucun monument. Il ne nous faut désavouer aucun des moments de notre histoire — ils s’insèrent dans notre identité. [C’est moi qui souligne.]
Cette patrimonialisation — présentée comme intégrale — justifiée par l’impératif d’unité, thème central de l’idéologie des autorités russes n’est pas suffisante. Afin de former un union toujours plus étroite, de consacrer la succession historique de l’Empire russe à la Fédération de Russie, en passant par l’URSS, les autorités russes ont annoncé la construction d’un “monument de la réconciliation”. Et où l’ériger, sinon en Crimée ? Selon les mots de M. Medinsky :
Ce symbole visible et puissant, érigé là où s’est terminée la Guerre civile, sera la meilleure preuve qu’elle est réellement terminée.
La guerre des mémoires rouge et blanche prendra ainsi fin autour du symbole du consensus patriotique russe, en Crimée. De fait, elle excluera ceux qui ne se reconnaissent ni dans les Rouges, ni dans les Blancs, ni n’applaudissent à la réunification de la Crimée : libéraux et occidentalistes ne rentrant pas dans le consensus patriotique, qu’il devient courant de qualifier de cinquième colonne. L’unité va rarement sans exclusion.
Ceux qui voudront continuer sur une note plus légère pourront lire cet article (en anglais) de Tetyana Lokot sur une étonnante initiative de communistes russes : “Un selfie avec Lénine”.