Prilépine vs Kashin


Un libéral russe est-il possible ? La question pourra paraître quelque peu étrange. En quoi en effet une nationalité s’opposerait à l’adoption d’une philosophie politique à vocation universelle ? A l’automne 2014, la question a pourtant donné lieu à un vif débat entre entre deux poids lourds du débat public russe, Zakhar Prilépine et Oleg Kashin. Celui-ci n’a en rien perdu de son actualité et éclaire utilement certains trais fondamentaux du champ politique russe. Avant d’entrer dans le vif de la controverse, présentons en rapidement les protagonistes.


Oleg Kashin, né en 1980, est l’un des journalistes les plus connus et les plus prolifiques de Russie, passé par les publications les plus diverses et les plus prestigieuses. Opposant aux autorités en place, il en a payé le prix : en 2010 il est tabassé jusqu’au coma — faits non élucidés à ce jour.

Zakhar Prilépine, né en 1975, est lui l’un des écrivains les plus populaires de Russie, sa notoriété s’étendant à l’étranger — plusieurs de ses romans sont traduits en français. Vétéran de la première guerre de Tchétchénie, membre du parti national-bolchevik (interdit aujourd’hui), c’est aussi un essayiste, publiant des tribunes dans de nombreux titres de presse, dont Svobodnaya Pressa (“La Presse libre”), journal en ligne dont il est le rédacteur en chef.

La polémique commence lorsque Prilépine publie, dans les colonnes de Svobodnaya Pressa, un article au titre difficilement traduisible : “Тоска по либералу”— je reviendrai plus loin sur ce qu’il peut signifier.

Avant, disons, pour Dostoïevsky, être “libéral” et être “socialiste” signifiait plus ou moins la même chose. Aujourd’hui être “socialiste”, “gauchiste”, ou “communiste” signifie quelque chose d’un peu, voire même de très différent de ce que comprenait Dostoïevsky. En Russie, le mouvement “de gauche”, sous l’effet des facteurs les plus divers, a acquis des traits nationaux, russes [russkie], y compris sous l’influence de la littérature. Après Les Scythes de Blok, après la poésie révolutionnaire d’Essénine, après Gorky, Cholokhov, Leonov… après tout cela, le “gauchisme” en Russie est indissolublement lié à l’idée russe même, et la position actuelle de n’importe quel penseur de gauche sérieux, que ce soit Sergueï Kara-Murza ou Boris Kagarlitsky, en est la confirmation. La tâche principale des personnalités publiques et des activistes réellement libéraux, des philosophes et des écrivains, est de fonder un mouvement patriotique libéral russe [rossiïskiï]. Sans libéralisme, le spectre politique ne sera jamais complet. Arracher l’enseignement libéral aux escrocs, et simplement aux gens aux opinions vieillies et ennuyeuses, est aujourd’hui une tâche vitale. Ceux qui, dans n’importe quel petit conflit entre l’Europe et la Russie, se dressent toujours pour l’Europe — en quoi sont ils libéraux ? Ceux qui soutiennent l’Union européenne et pas l’Union économique eurasiatique, comment peuvent-ils être russes [rossïanin] ? Le libéral du genre “il est temps d’émigrer”, du genre “mon pays est malade”, du genre “Vive l’Ukraine” , du genre “les 86% [de la population qui soutiennent Poutine] c’est le problème de la Russie”, à quoi sert-il, qu’est-ce qu’il apporte ? Les gens qui demandent sérieusement : “si l’OTAN se déploie aux frontières de la Russie, où est le mal ?”, en quoi sont ils des libéraux ?

Voila donc — et ce n’est nullement original ces derniers temps — l’accusation suivant laquelle les libéraux seraient tellement entichés de l’Occident, tellement russophobes et peu soucieux des intérêts de leur pays, qu’il en auraient cessé d’être Russes. Prilépine se demande même — et l’argumentation est quelque peu mystérieuse — s’ils sont encore libéraux. Il est vrai que les slogans qu’il cite, tous populaires parmi les libéraux russes, ont peu de rapport avec le libéralisme politique ou économique à proprement parler. Prilépine pousse l’accusation un cran plus loin :

On ne peut donner une définition de ces gens dans une langue humaine, ce sont ne pas des êtres humains, ce sont des phénomènes naturels, ils ne parlent pas, ils bouillonnent [Этим людям — нет определения в человеческом языке, это не люди, это явления природы, они не говорят, они пузырятся.]

Ce n’est pas original non plus. Les positions politiques de ses adversaires lui sont devenues proprement incompréhensibles :

[Un politologue] raconte que, depuis le début de la perestroïka, la Russie n’a pas eu de conflit avec l’OTAN, et il ne peut donc pas comprendre pourquoi diable nous avons peur de cette magnifique organisation.

Comment — expliquez-moi — comment un cerveau humain peut-il former de telles pensées ?

L’exacerbation de la polarisation politique depuis les évènements d’Ukraine est telle qu’on ne s’étonne plus guère de voir des adversaires se dénier jusqu’au statut d’être humain. On ne s’étonne pas plus que Prilépine fasse pratiquement le même reproche de déni à ses adversaires:

Ces gens clairement malades de racisme social, qui injurient ouvertement les habitants de la région de Donetsk et Lougansk, les traitent de “merde” […] ou de “ratés” […] : en quoi sont-ils des libéraux ?

Constatant que personne parmi les libéraux ne veut se faire “ne serait-ce qu’une fois le procureur de l’Ukraine et l’avocat de la Russie”, Prilépine en conclut :

Alors il faut en trouver d’autres, avec qui discuter du destin du libéralisme russe. Je rêve qu’on en trouve. Aujourd’hui, c’est le moment. Grand sera celui qui ouvrira un commencement au nouveau libéralisme russe. Lève toi camarade ! Je serais heureux d’entendre ta critique sur n’importe quelle question. Nous pourrons construire ce magnifique pays ensemble.

Bref — et c’est ce qu’indiquait le titre — Prilépine attend ardemment un libéral authentiquement russe, prêt à défendre les intérêts nationaux de la Russie. Il n’est pas le seul, et l’on ne compte plus les tentatives de constitution de partis nationaux-démocrates, que Prilépine ne mentionne curieusement pas. Il est vrai que celles-ci sont loin d’avoir donné les résultats que certains leurs prédisaient.

Sur ce, intervient Oleg Kashin, dans les colonnes de Svobodnaya Pressa — où il collaborait alors. Il a trouvé le libéral russe, entend le montrer dans toute la vérité de la nature. Et ce libéral, ce sera lui :

Je suis libéral. Je tiens les droits et la liberté de chaque individu pour valeur suprême, la suprématie de la loi et l’égalité de tous devant la loi comme forme idéale d’ordre politique, la propriété privée comme inviolable, et considère que le pouvoir doit régulièrement changer, en fonction d’élections libres et honnêtes. Et malgré cela, ces derniers mois [sous entendu, depuis la crise en Ukraine], j’ai déçu nombre de mes amis pour qui « le pays est devenu fou ». Ils me traitent de chauvin [vatnik], d’agent du Kremlin, parce que je tiens la Crimée pour une terre russe, le peuple russe pour un grand peuple, que je ne considère par l’Ukraine comme un Etat dont les intérêts coïncident avec les miens, que dans la guerre que cet Etat mène contre ses provinces orientales, ou contre la Russie, je ne lui souhaite pas la victoire.

Tout cela serait bel et bon, si Kashin entendait s’en tenir à ce credo russo-libéral. Il n’en est rien, car, la recherche du “libéral russe” apparaît vide de sens à Oleg Kashin dans le climat politique russe actuel. A la suite des mobilisations de l’hiver 2011–2012, et plus encore des évènements d’Ukraine, le champ politique s’est drastiquement fermé. Les autorités ont accentué la répression politique contre les mouvements protestataires: libéraux, mais aussi d’extrême-gauche et nationalistes :

Quelqu’un à décidé que ce ne sont pas “ce sont ne pas des êtres humains, ce sont des phénomènes naturels, ils ne parlent pas, ils bouillonnent”. Dans l’espace de la pensée publique, c’est-à-dire, dans le journalisme et en politique, il ne reste plus aucun de ces gens. Ils ne reste que ceux que tu appelles amoureusement les héritiers de Blok et de Gorky, mais que moi j’appellerais plus sévèrement les compagnons d’armes de Russie unie [parti de Poutine] et des Izvestya [quotidien pro-gouvernemental]

Dans ces conditions, comment peut-on se plaindre de l’inexistence de libéraux russes, alors que l’Etat a tout fait pour détruire toute alternative politique ? Et l’on touche à ce qui rend impossible l’accord entre les visons de ces deux personnalités, qui apparaissent pourtant proches.

L’apparition de l’hypothétique libéral russe — ou du national-démocrate — bute sur l’extrême polarisation du champ politique qu’ont produit la crise ukrainienne et le tournant autoritaire du régime. On pourra faire de la question du régime politique la question politique discriminante, mais dans ce cas, il devient quasi impossible — d’être pro-russe dans le conflit ukrainien. Prilépine peut ainsi, dans sa réponse sur Facebook, mettre Kashin au défi de nommer “une dizaine ou même quelques libéraux connus, qui signeraient sous ses déclarations sur le Donbass et la Crimée”. Kashin n’en cite aucun. Et pour cause, on n’en trouverait pas. Inversement, si l’on fait de la question ukrainienne la question discriminante, il devient quasi impossible de souhaiter la chute du régime en place. Certains s’y emploient — j’ai eu l’occasion de traiter des nationalistes russes — pour le moment avec un maigre succès.

Le champ politique russe post-Ukraine.

L’exacerbation des clivages politiques autour de ces deux questions laisse vide les coins Sud-Est, celui des libéraux patriotes, et Nord-Ouest : pro-Poutine pro-occidental, à l’exception de rares personnalités. L’on est forcé de s’aligner sur les deux coins restants. Il faut choisir, et les synthèses apparaissent — pour le moment — comme vouées à l’échec.

Elles le sont d’autant plus que, si l’on peut être d’accord sur le fait que la Crimée est russe ou que le Donbass devrait le devenir, les circonstances du rattachement et le rôle de la Russie dans la guerre restent une pierre d’achoppement qui paraît insurmontable. Dans sa réponse, Kashin appuie ainsi lourdement sur les différences entre sa vision du monde, et celle de Prilépine :

Dans votre position sur l’Ukraine, la tienne et celle du Kremlin, il y a trop de choses qu’il n’y a pas dans la mienne. Dans votre vision du monde, il y a une rébellion fasciste qui a pris le pouvoir à Kiev et qui menace de nettoyage ethnique tous les russes d’Ukraine. Il y a un soulèvement populaire en Crimée, un référendum populaire, dont le résultat a entrainé l’unification volontaire de la Crimée à l’Ukraine. Il y a « Secteur droit » [groupe ukrainien d’extrême droite], qui est déterminé à tuer les Russes du Donbass, et seul le soulèvement populaire de Donetsk et de Lougansk a empêché les bandéristes [nationaliste ukrainien, péjoratif] de commencer ce nettoyage ethnique

Kashin estime que les habitants de Crimée ne se considéraient pas comme une partie de l’Ukraine : ils auraient voté pour le rattachement à la Russie si un référendum libre avait eu lieu. Mais il ajoute une réserve de taille :

C’est du conditionnel, nous sommes privés de la possibilité de réfuter ou de confirmer cette thèse, parce qu’en réalité, les lieux stratégiques de la Crimée ont été d’abord placés sous contrôle des soldats russes […], la péninsule a été d’abord occupée (ou, si tu veux, libérée) et ensuite a été organisé un référendum aux résultats connus, ni plus ni moins honnête et transparent que des élections dans le Caucase. [souligné par l’auteur]

Kashin s’en prends ensuite aux “mensonges” de la propagande russe sur l’Ukraine : l’arrivée au pouvoir de néo-fascistes, de bandéristes constituant une “junte”, etc.; et demande à son interlocuteur s’il y croit encore:

En principe, bien sûr, je te comprendrais et je pourrais respecter ta position si tu disais : “oui c’est une terre russe, et nous l’avons envahie pour la libérer des Ukrainiens, qui n’y ont aucun droit moral ou historique”. Tu rêves d’un libéral russe, moi je rêve d’un patriote russe qui me dirait cela clairement, et sans tous ces “bandériste”, “Nouvelle Russie”, “garçon crucifié” et “voix du Donbass”. […] La place d’un écrivain russe est dans la vérité, et toi, tu es parti vers l’espace des trucs de propagande


Prilépine ne prendra pas la peine de répondre à ces questions, remarques et accusations, pour des raisons que j’ignore.

Etait-ce d’ailleurs bien nécessaire ? Le raisonnement de Kashin a prouvé l’impossibilité théorique du “libéral russe”. En accordant sa priorité au droit et à la vérité face aux intérêts nationaux, Kashin a démontré qu’il était plus libéral que Russe. La joie devant la réunification de la Crimée ne peut effacer le mensonge et l’illégalité des moyens employés pour la réaliser. Un libéral conséquent n’a pas de patrie. Dans l’atmosphère patriotique— saine ou étouffante, c’est selon — qui a saisi la Russie, c’est peut-être là la tragédie du libéralisme russe.

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