
Typographie et politique dans un régime de type soviétique
Nombreux sont les auteurs ayant insisté sur la centralité de l’idéologie dans les régimes de type soviétique, certains faisant même de celle-ci leur caractéristique essentielle : idéocraties pour Alain Besançon ou logocraties pour Czesław Miłosz. Cette centralité se manifeste en particulier dans la nécessité pour le parti de garder la maîtrise du sens même des mots sur lequel il fonde sa légitimité : socialisme, ouvrier, gauche, etc. La définition du terme de gauche par le dictionnaire d’Ouchakov fournit un bon exemple de la manière dont ces définitions sont opérées.

Composé à l’époque stalinienne par le philologue Dmitry Ouchakov ce dictionnaire de la langue russe reste aujourd’hui encore une référence, l’un des outils de travail indispensable du russisant. Le contexte de sa rédaction s’y lit en particulier par le recours à des citations de Lénine et de Staline à titre d’exemples, bien que celles des auteurs russes canoniques soient largement dominantes. Il s’y lit aussi dans la manière dont sont définis les termes les plus idéologiquement chargés, et notamment le mot de gauche (левый).
Afin de distinguer la bonne et vraie gauche de la fausse et mauvaise, Oushakov ne s’aventure pas à en produire une définition substantielle, ce qui reviendrait à une certaine prise de risque idéologique. La définition ne peut s’épuiser en un ensemble de traits caractéristiques : elle doit rester comme flottante, ce flottement assurant qu’elle reste entre les mains de la direction du parti. La première définition donnée par Oushakov est donc absolument minimale :
(1) Radical en un sens politique.
Si l’on se refuse à déterminer des traits caractéristiques de la gauche, comment distinguer la vraie gauche de la fausse ? Cette distinction constitue un acte d’autorité du Parti qui l’opère à coup de guillemets. Les deux définitions suivantes sont donc :
(2) Radical seulement en apparence [по внешности], caractérisé par une pseudo-révolutionnarité d’apparence [революционность], petite-bourgeoise. Ironique, se met généralement entre guillemets. E.g : phrases « de gauche », démagogie « de gauche », communiste « de gauche », opportuniste « de gauche ».
Et :
(3) Révolutionnaire conséquent [последовательно революционный]. « Le léninisme est le courant le plus à gauche (sans guillemets) dans le mouvement ouvrier mondial », Staline. « Dans notre parti, nous, léninistes, sommes les seuls à être de gauche sans guillemets. », Staline.
C’est en vain qu’on cherchera une définition plus précise de ce que pourrait être cette mauvaise gauche, qui n’est que déviation par rapport à la bonne gauche :
(4) Lié à une déviation [уклон] « de gauche », à un extrémisme [загиб] « de gauche ». Tendances « de gauche », menace « de gauche »
Les renvois faits par le dictionnaire fonctionnement selon la même logique. Ecart (zaguib) est ainsi défini comme :
Extrémisme [крайность], exagération, excès et dès lors zèle nuisible [вредное усердие] dans la réalisation, l’exécution de quelque chose. Extrémisme «de gauche » («gauchisme» [« левизна »] politiquement erroné et nuisible dans les vues théoriques et le travail pratique).
Gauchisme est lui aussi défini selon ses deux variantes, bonne et mauvaise, avec et sans guillemets :
(1) Orientation de gauche dans le domaine de l’idéologie politique ou de l’action sociale (dans une société bourgeoise). (2) Pseudo-radicalisme anarchiste et petit-bourgeois. Suivant cette définition, le terme s’emploie entre guillemets. « La maladie infantile du communisme, le « gauchisme » », titre d’une œuvre de Lénine de 1920.

Nul mieux que Simon Leys n’a décrit le caractère circonstanciel, relatif, et arbitraire des définitions politiques dans les régimes de type soviétique — ici les notions de droite et de gauche dans la Chine maoïste. Son ouvrage “Ombres chinoises” consacre un chapitre aux affres des bureaucrates du régime face à l’usage de ces notions :
Comment pourraient-ils marcher de l’avant ? Ils doivent régler leur boussole sur la Pensée de Mao Zedong — pôle singulièrement mouvant et insaisissable et inconstant. Jugez-en : il s’agit de ne pas verser dans l’erreur de gauche, ni dans l’erreur de droite (quelque fois, comme dans le cas de Lin Biao, l’erreur de gauche est une erreur de droite ; mais entre ces deux ornières, le cadre cherchera vainement refuge dans la « voie moyenne », car celle-ci constitue une notion féodale-confucéenne […] Dans cette conjoncture, un cadre qui n’a pas la tête philosophique, éprouvant un certain vertige, peut se sentir tenté d’abandonner ces épineux problèmes théoriques, pour se consacrer à des besognes concrètes. Mais celles-ci se montrent presque aussi riches en pièges : ainsi, s’il s’occupe d’affaires culturelles et littéraires, comment concilier la nécessité de « produire plus d’ouvrages vivants et intéressants » avec « une répudiation active de cette notion vulgaire et bourgeoise d’ouvrage intéressant disséminée par les escrocs du type de Liu Shaoqi » ? Militaire, il devra se « garder de donner la priorité aux compétences professionnelles », ce qui serait une erreur de droite, héritée de Liu Shaoqi et Peng Dehuai, mais en même temps, il lui faudra se défendre de contre « le préjugé métaphysique selon lequel la politique doit avoir la précédence sur les compétences professionnelles », théorie empoisonnée due à Lin Biao, et où se dévoile bien la vraie nature d’une déviation-apparemment-de-gauche-qui-est-en-fait-un-sabotage-de-droite.(Simon Leys, Ombres chinoises, in Essais sur la Chine, Paris, Robert Laffont, “Bouquins”, 1998, pp.334–5)
Il est possible que la plupart des termes employés dans le discours politique soient de cette nature, y compris dans les régimes non-socialistes. En revanche, on ne peut manquer de rappeler le sort qui pouvait être réservé, dans ces régimes, à ceux à qui ces guillemets étaient apposés. Les guillemets, signes typographiques, marquant distanciation ou ironie dans les langues de pays non-totalitaires, pouvaient valoir condamnation à la déchéance sociale, à la déportation, voire à la mort. Fermez les guillemets !