
Parmi les questions qui reviennent le plus régulièrement à propos de la Russie, on trouve celle du racisme et du nationalisme qui sévissent dans ce pays. Quelques rapides réponses.
Un racisme généralisé au quotidien.
Quiconque a déjà eu l’occasion de causer un peu avec des Russes l’aura remarqué : oui, dans leur très grande majorité, ils tiennent des discours racistes, et de manière tout-à-fait décomplexée, comme il est d’usage de dire ces temps-ci. La déploration du nombre de “Noirs” et d’“Arabes” à Paris est par exemple l’un des sujets qui figure en bonne place dans les discussions sur la Ville Lumière. A ce titre, il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la construction de l’image de la France en Russie. Les émeutes de 2005 ont par exemple fait l’objet d’un traitement apocalyptique dans les médias russes, au point que j’ai régulièrement eu des conversations à leur propos avec des Russes n’ayant jamais mis les pieds en France, près de dix ans après les faits.
Mais le fait que cette déploration soit exprimée par nombre de ceux qui ont eu le privilège — très rare — de s’y rendre indique que ce racisme est tout-à-fait admis au sein des couches sociales où l’on s’est habitué en France à ce que le racisme soit tu ou, du moins, euphémisé : les classes moyennes supérieures, éduquées et urbaines.
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour l’expliquer. Il me semble d’abord exprimer, entre autres choses, la prégnance des catégories ethniques et culturelles dans la vision du monde de nombre de Russes. Cette prégnance se manifeste dans le grand succès d’un culturalisme fruste, dénommé “culturologie”, qui est sans doute la conséquence du discrédit du marxisme-léninisme. Si on peut à bien des égards se réjouir de celui-ci , l’une de ses conséquences semble être une ignorance des catégories de bases de l’analyse sociologique et économique. Comme je le mentionnais plus haut, j’ai longuement discuté avec des Russes des “banlieues”, des “émeutes des banlieues”, de la “racaille de la Gare du Nord” qui, aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle oblige, est la première vision de la France de nombreux Russes et leur inspire souvent le dégoût et l’effroi. Soit dit en passant, l’efficacité et la courtoisie du personnel de Roissy, assez largement “issu de la diversité”, racisé, semblent moins les marquer. L’idée que tous ces phénomènes puissent avoir des causes autres que culturelles, par exemple l’“Islam” ou le manque de “civilisation” des “Noirs” et des “Arabes”, leur est généralement étrangère. Ce “culturalisme” et ce racisme me semblent largement dépasser le problème de la construction médiatique et culturelle de la France en Russie.
On peut penser que le terrain avait été bien préparé par le colonialisme soviétique, qui ambitionnait d’apporter la civilisation — certes marxiste-léniniste — aux cultures “arriérées”, d’Asie Centrale et du Caucase en particulier. Les grandes villes de Russie connaissent en outre une importante et récente immigration de travail, provenant précisément de son ancien empire. On ne s’étonnera donc pas que ce racisme vise avant tout les ressortissants de l’ancien empire russe et soviétique soit, par ordre de haine décroissante :
- les Caucasiens, et tout spécialement les Tchétchènes, qui sont citoyens russes ;
- les ressortissants des pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan , Tadjikistan, Turkménistan, Ouzbékistan) ;
- ceux du Caucase non-russe (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie) ; réels ou supposés.
Les individus d’origine africaine, identifiés comme “Noirs” devraient sans doute figurer en haut de cette liste : les pires clichés circulent à leur encontre, là-encore tout-à-fait ouvertement. Un Congolais étudiant à Toula m’avait ainsi raconté s’être vu interpellé en pleine rue par cette question : “Mais, en Afrique, vous portez des vêtements ?” Ils sont cependant nettement moins nombreux.
Ces catégories ne sont pas réellement ethniques ou culturelles. Les habitants du Caucase russe, désignés en bloc par l’expression péjorative de “personne de nationalité caucasienne” (лицо кавказской национальности) ne partagent aucune “culture” commune, et ne forment en aucun cas une “nationalité” au sens russe de ce terme, soit un “groupe ethnique”. Il en va de même pour les habitants du Caucase non-russe ou d’Asie centrale. Ces catégories sont donc raciales et un grand nombre de Russes y associent des traits physiques : le nez des Arméniens, les yeux des personnes d’Asie centrale, le faciès des Caucasiens, etc. ; un certain degré de blancheur, qui leur permet de les “reconnaître” dans l’espace public. Caucasiens — à qui certains associent à une complexion particulière — et “Centre-Asiatiques” sont d’ailleurs qualifiés injurieusement de “Noirs”.
Ce racisme verbal et quotidien constitue une réalité massive et, faut-il l’ajouter ? particulièrement désagréable. Deux anecdotes personnelles l’illustreront.
Lorsqu’il était question que je reparte vivre à Moscou, je m’étais intéressé à mon possible logement, et j’avais donc parcouru les annonces de location publiées sur les grands sites immobiliers russes. Un très grand nombre d’entre elles mentionne que seuls seront considérés les locataires “slaves” — ce qui est explicitement prohibé par la législation russe. Cette catégorie exclut astucieusement les Caucasiens — objet, parmi les minorités ethniques de Russie, de la plus unanime détestation ; les travailleurs immigrés d’Asie Centrale et du Caucase non-russe. Il permet en revanche d’inclure les ressortissants des “pays frères”, Biélorussie et Ukraine au premier chef, très nombreux en Russie. Il serait certainement pertinent de s’interroger sur la dimension raciale de cette catégorie de “slave” : n’est-elle qu’un euphémisme pour “blanc” ? J’ai l’intuition qu’un Letton — ethniquement non-slave, mais blanc — s’autoriserait à répondre à de telles annonces. En tant que Français, je m’y serais senti autorisé, et pas uniquement parce que je dispose d’un compte bancaire en euros : parce que je suis identifié comme “d’apparence slave” — en l’occurrence, blond aux yeux bleus.
Un soir de novembre 2014, je me trouve dans un fast-food d’un grand centre commercial du centre de Moscou. L’heure de fermeture approche et un serveur, manifestement originaire d’Asie centrale, comme une très grande part de ce personnel de service peu qualifié, refuse de servir un client “d’apparence slave”. Il s’adresse à lui dans un russe tout à fait correct, mais avec un léger accent “d’Asie centrale” — je ne sais pas les distinguer entre eux. Il s’attire cette réponse du client, sur un ton particulièrement agressif :
– Tu parles russe ou quoi ?
Le serveur, qui restera tout-à-fait calme et courtois, fait alors un effort pour parler avec l’accent moscovite standard :
– Oui je parle russe, et je vous dis qu’on ne sert plus.
– Vas y putain, on est en Russie, parle russe bordel !
– Je vous parle en russe : c’est fermé.
– Je te parle en russe, tu sers ou quoi putain !
Mon statut d’étranger — certes “d’apparence slave” — et ma lâcheté m’ont prévenus contre toute manifestation d’internationalisme prolétarien, et je me suis borné à adresser au serveur un regard choqué et compatissant. Haussement d’épaule, l’air de dire “je suis habitué”. Et l’on a bien l’impression qu’ils sont habitués. Par rapport aux grandes villes françaises, où des comportements, disons, démonstratifs, de la part de jeunes “d’origine africaine ou maghrébine” sont courants, ceux que j’identifiais à Moscou comme “immigrés d’Asie centrale” m’ont toujours semblé raser les murs. Il est vrai qu’il courent le risque non négligeable d’être battus, et celui, encore moins négligeable, d’être contrôlés par la police — tâche à laquelle on la voit constamment dédiée à Moscou.
Bref, le racisme est quotidien, généralisé, assumé en Russie.
Les autorités fédérales entre complaisance et répression.
Quelle est l’attitude des autorités russes face à ce phénomène ? La réponse est complexe. Même si les grands discours sur le caractère “multinational” (multi-ethnique) de la Russie abondent, on n’a guère le sentiment que l’antiracisme fasse partie des priorités politiques du moment. En revanche, les plus hautes autorités de l’État, à commencer par le Président Poutine, semblent bien se garder du racisme ouvert dans leur expression, même si des allusions circulent.
On ne le répètera jamais assez : Vladimir Poutine n’est pas un nationaliste russe. Il s’est toujours opposé avec la plus grande fermeté à ce qui fait la raison d’être de cette mouvance. À son slogan : “la Russie aux Russes (ethniques)” qui, selon ses propres termes, ne peut provenir que “d’imbéciles qui ne savent pas ce qu’ils disent, ou de provocateurs”. À sa revendication symbolique d’une mention des Russes ethniques dans la Constitution, qui fait du sujet souverain le “peuple multinational de la Fédération de Russie”. À leur revendication majeure : l’introduction de visas pour les ressortissants des pays d’Asie Centrale et du Caucase. Sa vision du monde relève bien plutôt de ce que l’on nomme en Russie le “national-patriotisme”, dont les rapports à l’immigration et, plus largement, à la diversité ethnique de la Russie sont bien plus ouverts et complexes.
Concernant l’expression politique et organisée du racisme, la situation est là encore, complexe. On assiste à la fin des années 1990 à l’émergence d’une nouvelle génération d’extrême-droite en Russie. Elle trouve ses modèles dans les mouvements skinheads, néo-nazis, White power d’Occident, développe une contre-culture jeune — en particulier musicale — et s’organise groupuscules politiques. Certains d’entre eux vont constituer des groupes paramilitaires, et se livrer à une vague de violences particulièrement effroyable, allant jusqu’à commettre de très nombreux assassinats sous la bannière de la croix gammée — qu’on aurait pu croire déplacée dans le contexte russe. Sans que les deux phénomènes ne soient nécessairement liés, on assiste à plusieurs pogroms et violences de masse visant des “non-Slaves”, le plus remarqué étant celui de Kondopoga, qui, en 2006, ensanglante cette petite ville de Carélie pendant plusieurs jours.
Au milieu des années 2000 on assiste à une énergique réaction des autorités russes, qui semblent enfin prendre la mesure du phénomène, ne serait-ce qu’en raison du potentiel de mobilisation de cette jeunesse contestatrice. Les procès et démantèlement de groupes se multiplient, avec un certain succès : les organisations de défense des droits de l’homme notent une nette décrue des meurtres racistes.
Cela ne signifie nullement que la violence raciste, politique et organisée, ou spontanée ait disparu. Ces dernières années, le BORN (Organisation de combat des nationalistes russes) a ainsi pu assassiner dix personnes : immigrés, militants antifascistes, jusqu’à un juge fédéral. Les résultats de l’affaire illustrent les ambiguïtés des autorités russes : tous les membres encore vivants du BORN ont été condamnés à de très lourdes peines de prison, pour banditisme et assassinat. En revanche, les liens des accusés avec des membres de l’administration présidentielle, qu’ils ont eux-mêmes revendiqués, n’ont guère intéressé la justice russe et sont donc restés mystérieux.
Les autorités oscillent donc entre complaisance et répression. La complaisance s’étend aux figures de l’opposition intégrée au système, et en particulier au bouffon d’extrême droite du régime : le tribun populiste Vladimir Jirinovski, qui peut en toute impunité se répandre en propos racistes. Cette complaisance ne s’étend pas volontiers aux périodes campagne électorale, les autorités ayant à plusieurs reprises fait interdire des spots qui franchissent les lignes rouges de ce qu’on pourrait qualifier de “politiquement correct multinational à la russe”.
Cette tolérance est cependant bien réelle et permet utilement de renforcer le positionnement de Vladimir Poutine et de son parti en force certes patriotique, mais modérée et raisonnable, au centre du champ politique russe. La répression s’applique aux groupes nationalistes d’opposition, pour lesquels les autorités ont mis en place tout un arsenal de lois répressives, qui prohibent, en des termes très larges, toute incitation à la haine raciale, sous peine d’emprisonnement ferme. Au point que l’article 282 du code pénal qui la réprime est qualifié dans la mouvance nationaliste d’ “article russe”, destiné à les réprimer spécialement.
Les abus de cette législation et de son application par les autorités politiques et judiciaires sont régulièrement critiqués par les organisations de défense des droits de l’homme, mais il n’en reste pas moins que les effets positifs sont réels et méritent d’être reconnus. On le voit, ces questions illustrent à nouveau la grande complexité du positionnement politique des autorités russes. Ce n’est qu’au prix d’une simplification excessive que la Russie contemporaine peut incarner l’enfer nationaliste des militants libéraux anti-Poutine, ou, à plus forte raison peut-être, le paradis rêvé des poutinophiles d’extrême-droite.
Note sur mes sources : les réflexions de cet article sont basées, pour la plupart, sur les très nombreux rapports, en anglais et en russe, du Centre Sova. L’affaire BORN a été largement couverte par la presse russe, et en particulier par Meduza.