Le 19 août 1991, un aréopage d’apparatchiks conservateurs du Parti communiste de l’Union soviétique annonce la formation d’un « Comité d’État pour l’état d’urgence », suspend le fonctionnement régulier des institutions, démet de ses fonctions et arrête le président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev. La volonté de ces hommes qui entendent se substituer à la direction du pays est claire : mettre fin aux réformes libérales et démocratiques qui, selon leurs propres termes, « sont dans une impasse » et menacent de mettre à bas le système soviétique. Les chars entrent dans Moscou et encerclent la Maison blanche, siège du Parlement russe ; la télévision a interrompu sa grille de programmes habituelle pour ne plus diffuser que le Lac des cygnes en boucle.

Les images iconiques ne manquent pas de ce putsch raté, événement qui marque le moment où l’Union soviétique cesse de fait d’exister. Les mains tremblantes d’un des conjurés lisant l’annonce du coup d’État. Boris Eltsine, tout juste élu président de la RSFSR — République russe de l’Union soviétique — juché sur un char, devant la Maison blanche, proclamant l’illégitimité du coup d’État. Le drapeau tricolore russe hissé en lieu et place de celui de l’URSS. Le démontage de la statue de Félix Dzerjinski, premier dirigeant de ce qui allait devenir le KGB. Le doigt autoritaire de Boris Eltsine intimant à Mikhaïl Gorbatchev l’ordre de lire le décret d’interdiction du Parti communiste sur le territoire de la Russie.

À toutes ces images bien connues — au moins des Russes — L’Événement de Sergei Loznitsa apporte un contrepoint : un montage d’archives filmées en 16mm noir et blanc par les Studios de film documentaire de Leningrad. Il donne à voir l’événement depuis les rues de Saint-Pétersbourg, appelée encore pour quelques temps Leningrad. Dès l’annonce du putsch, nous suivons dans les rues la foule, bien mise ou débraillée, qui se masse sur les places afin de soutenir les réformes démocratiques, les autorités élues de la ville et le Président Eltsine. Nous entendons les discours des orateurs anonymes ou célèbres.

Saint-Pétersbourg traîne une certaine réputation de nonchalance que le film ne dément pas : les masses se déplacent avec lenteur, des barricades sont dressées sans hâte. Mais il y a plus que le caractère des Pétersbourgeois ou la torpeur d’un mois d’août dans cette apparente décontraction. Le putsch est proclamé, l’état d’urgence règne, mais la ville continue à vivre : pas un soldat, pas un char dans les rues. La mémoire est pourtant vivante, qui devrait inspirer la peur : dix ans auparavant, la loi martiale était proclamée en Pologne, l’armée mettait fin à l’expérience Solidarnosc. Vingt-trois ans auparavant, l’Armée rouge entrait en Tchécoslovaquie et écrasait le Printemps de Prague. Les oreilles sont collées aux transistors, toutes à l’attente d’informations sporadiques, les rumeurs courent. Les slogans sont dramatiques : « À bas la junte ! » ; « Non à la dictature ! » ; « Le fascisme ne passera pas ! » C’est sans doute dans cette calme détermination que réside l’événement d’août 1991 : l’URSS s’effondre, la Russie gagne son indépendance, soixante-quatorze années de dictature communiste prennent fin, presque sans un coup de feu.

Le film a été sonorisé par Loznitsa, qui a rédigé des dialogues et reconstruit la vox populi de l’évènement. Elle est violemment hostile au putsch, favorable à Boris Eltsine, à la fin de l’empire, aux réformes et à la démocratie — ou plutôt, à la promesse que renferment ce mot. Ces journées d’août marquent le zénith de l’espoir démocratique en Russie. Il faudra vingt ans pour que de telles foules ne reprennent les rues en son nom, et avec moins de succès.

La conclusion du film laisse donc songeur. Suite au décret d’interdiction du Parti communiste, ses biens sont saisis, et des hommes prennent possession du siège désert du comité du parti communiste de la ville, le Palais Smolny. On pose des scellés sur les portes de des archives avides. Un carton conclut le film en évoquant l’absence de procès ou même de purge des cadres communistes suite à la chute de l’URSS — qui intervient effectivement en décembre. Ces apparatchiks se maintiendront ainsi au pouvoir.

Certes, mais qu’en est-il de la promesse démocratique reconstituée par Loznitsa, et qu’il détache si nettement, slogan par slogan, discours par discours ? Que sont devenus ces démocrates que nous avons suivis et qui vont faire la Russie post-soviétique ? On aurait d’autant plus aimé le savoir que l’un des héros du film n’est justement pas un apparatchik, mais une figure démocratique de tout premier plan, le premier maire élu de Saint-Pétersbourg : Anatoly Sobtchak. À sa suite, montant dans sa voiture, on aperçoit quelques secondes un fonctionnaire, alors peu connu, que la défaite de Sobtchak aux municipales de 1996 va propulser vers les sommets du pouvoir : Vladimir Poutine.

En concluant sur l’héritage non soldé du communisme, Loznitsa laisse l’impression de céder à la tentation, trop commune dans l’intelligentsia ukrainienne ou russe, de blâmer le passé soviétique, inlassable « quête de l’homme rouge », récemment critiquée par l’historien Ilya Budraitskis. Il donne ainsi le sentiment d’absoudre les démocrates de leurs responsabilités. Ce qu’il est convenu d’appeler la « transition vers l’économie de marché », entreprise par les démocrates, a plongé la société russe dans le désarroi et le déclassement. La démocratisation a largement échoué. Les acquis des démocrates ne sont pas négligeables : une Russie débarrassée de son empire, dotée des bases d’une économie de marché et d’une démocratie — aussi formelle soit-elle. Mais les échecs sont les leurs et Vladimir Poutine leur héritier.

S’en prendre à l’héritage communiste est d’autant plus frustrant que l’échec était peut-être prévisible dans ces jours d’euphorie. Un an auparavant, un étudiant et militant démocrate, Vladimir Gel’man, rencontrait Anatoly Sobtchak, entrevue qu’il raconte dans son dernier livre, Authoritarian Russia. Orateur de talent, Sobtchak se lance dans un discours enflammé, mais guère substantiel. Pressé par son interlocuteur de préciser quelque peu sa vision pratique de l’administration de la ville, il finit par dessiner un système où il conduira personnellement la politique de la ville. Jeune et naïf — de son propre aveu — Gel’man lui répond alors que tout cela lui rappelle fort « ce qu’il y avait avant, sous les communistes… Et la démocratie, là-dedans ? » La réponse de Sobtchak devait le détourner définitivement de la politique : « Nous sommes au pouvoir, c’est ça la démocratie. »

Faut-il pour autant faire grief à Loznitsa de ne pas insister sur les contradictions des démocrates russes ? Toutes les révolutions sont faites de soif de pouvoir et de grands idéaux. À un moment où domine l’interprétation la plus critique et cynique de la révolution démocratique russe, il fait œuvre utile en rappelant aux Russes combien ils ont haï le système communiste, voulu l’indépendance de leurs colonies, aimé Boris Eltsine, ardemment désiré la liberté et la démocratie. En choisissant de montrer ces journées d’août 1991 depuis la splendeur de Pétersbourg, dans un beau noir et blanc, doux et clair, accompagnées du Lac des cygnes, Loznitsa complète élégamment les icônes, quelque peu usées, du 1991 moscovite. Ce faisant, il contribue à une réhabilitation esthétique de l’événement et donc de la révolution démocratique russe. Dans une Russie autoritaire, en proie à une nostalgie malsaine pour l’Âge d’or des années Brejnev, cette contribution mérite d’être saluée.


Le film sera disponible en ligne du samedi 20 août, 17h00 au dimanche 21 août, même heure — heure de Moscou. Il ne sera a priori pas sous-titré.

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