Boris Eltsine, lors de l’investiture de Vladimir Poutine (Vladimir Vyatkin, RIA Novosti)

Traduction d’un article de l’économiste russe Vladislav Inozemtsev, paru dans Snob, le 18 octobre 2016.


Chaque fois que se rassemblent des démocrates ou des libéraux de Russie, la discussion tourne autour de cette éternelle question russe : « que faire ? » Hélas, la réponse est introuvable : ni jouer avec le mécontentement social, ni inventer des slogans attractifs, ni coordonner l’opposition n’a fonctionné. Le pays sombre plus profondément chaque année dans l’isolement et l’obscurantisme, s’imprègne de militarisme et de mentalité impériale. Dans le même temps, les démocrates ne se posent que rarement une question non moins traditionnelle en Russie : « qui est coupable ? » Pour une raison très simple : la réponse est évidente. Vladimir Poutine et sa « clique criminelle » sont les coupables qui ont accaparé le pays, zombifié le peuple, à coup de sales pétrodollars. Cette explication ne prend pas en compte un point important : la Russie que Poutine a, de fait, transformé en sa propriété personnelle, n’a pas été conquise aux autorités démocratiques. Vladimir Poutine lui-même a été formé au sein de l’équipe de l’incorruptible tribun du peuple Anatoly Sobtchak, l’un des leaders reconnus du mouvement démocratique en Russie. Il a été pris par la main jusqu’au Kremlin par le père de la nouvelle Russie : Boris Eltsine. Ses pouvoirs ont été fixés par les normes de la constitution, soi-disant « la plus démocratique » (adoptée en 1993, NDT). Dès lors, les vétérans de la « Russie libre » qui se plaignent de la vie sous Poutine alors qu’eux-mêmes l’ont créé et mis entre ses mains un pouvoir illimité, ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Ce sont eux qui ont rendu leur retour au pouvoir impossible. Leurs réformes ont conduit à ce que l’économie s’effondre d’un tiers et que la moitié de la population se retrouve sous le seuil de pauvreté. Ils ont tiré au clair les relations avec le parlement légalement élu avec des moyens militaires. Leur gestion des finances publiques a mené au défaut de paiement et à la dévaluation de 1998. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et l’instauration consécutive d’un pouvoir corporatiste et autoritaire n’est en rien un hasard. Les sources du poutinisme remontent aux origines de la nouvelle Russie post-soviétique.

En premier lieu, ce qui est tenu pour principal mérite des autorités des années 1990, la privatisation, a consisté à transférer les grandes entreprises en des mains privées pratiquement pour rien, et à dessein. Le gouvernement a ainsi instauré un système dans lequel les oligarques nationaux disposent d’une supériorité sur n’importe quel nouveau concurrent. Cette situation a conduit à l’absence de demande pour les nouvelles technologies et la « dépendance aux matières premières. » Les démocrates des années 1990 n’ont pas utilisé les initiatives des investisseurs dans un but de développement : l’entreprise privée a été un instrument de transformation sociale et non économique. Elle a redistribué la richesse publique mais n’a pas assuré sa croissance, qui a été la conséquence de la hausse des prix du pétrole dans les années 2000. La Russie est restée un pays dans lequel la richesse provient de la distribution des actifs. Dans la mesure où le levier principal de celle-ci est l’État, le style de gouvernement de Poutine était conditionné dès l’origine.

En deuxième lieu, les démocrates russes des années 1990 ne se sont pas montrés si démocrates. Après avoir remporté des élections libres à l’époque soviétique, ils ont fait tout ce qui était possible pour consolider leur pouvoir. Les évènements de 1993 et les élections de 1996 ont constitué les moments critiques de cette consolidation. En 1993, les démocrates ont déclenché une guerre civile locale (en attaquant le parlement élu, dit « Soviet suprême », NDT) et ont lancé des réformes irréversibles des services de sécurité (…). Lors des élections présidentielles de 1996 seules l’unité totale des élites politiques et financières et les intrigues de palais — sur fond d’annonces de paix en Tchétchénie et d’union avec la Biélorussie — ont permis la victoire de Boris Eltsine au second tour. Les années 1993–1996 ont marqué l’achèvement de la perversion de la démocratie. D’une part, l’adoption de la constitution « super-présidentielle » a donné au chef de l’État des pouvoirs d’exception. L’indépendance des procureurs et de la cour constitutionnelle a été liquidée. Une oligarchie bureaucratico-financière unifiée s’est constituée, travaillant à la conservation des autorités existantes. D’autre part, sur le plan de la rhétorique idéologique, la liberté comme valeur a été remplacée par « l’absence d’alternatives » (dont l’équivalent actuel est la « stabilité »), l’affirmation de la souveraineté, la puissance de l’État, la recherche d’une « idée nationale. » La Russie a cessé de se considérer comme une nation tournée vers l’avenir, et a commencé à restaurer les symboles de l’Empire tsariste (la Cathédrale du Christ Saint-Sauveur, l’enterrement des restes de la famille impériale), et a même remboursé une partie des dettes du gouvernement tsariste. À partir de là, l’apologie du soviétisme par Vladimir Poutine était simple : aucun idéal n’était recherché dans l’avenir.

En troisième lieu, la « démocratisation » de la Russie n’a nullement fait disparaître ses commencements « impériaux. » En dépit de l’effondrement de l’URSS, la Russie a de facto reconnu sans conditions l’indépendance des seuls pays Baltes. « L’instabilité organisée » qui est aujourd’hui appliquée en Ukraine a été utilisée dans d’autres États post-soviétiques. La Russie a participé directement au conflit en Moldavie, au cours duquel la Transnistrie est apparue. Elle a ouvertement soutenu le séparatisme de l’Adjarie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud vis-à-vis de la Géorgie. Boris Eltsine a montré que la Russie entendait peser sur toutes les décisions géopolitiques prises dans l’espace post-soviétique. L’annexion de la Crimée aurait été impossible si l’élite du pays n’avait installé dans l’esprit des Russes l’impression que l’intégration de la Crimée en Ukraine était une erreur et une injustice. La Russie a soutenu le régime autoritaire et nationaliste de Slobodan Milošević en Yougoslavie. La guerre en Tchétchénie, si importante à cette époque, menée sous la bannière de l’unité du pays, a fortement contribué à créer la demande d’une « main de fer. » La Russie n’a pas rompu avec son passé impérial, et n’a pas fait grand-chose pour construire une société européenne.

En quatrième lieu, l’idée d’intégration avec l’Occident, la création de la fameuse « Europe de Lisbonne à Vladivostok » qui, dans les dernières années au pouvoir de Gorbatchev, fut élevée au rang de quasi idéologie d’État, a rapidement disparu de la nouvelle Russie. Le gouvernement n’a pas essayé de faire acte de candidature à l’entrée dans l’Union européenne ou l’OTAN. L’accord de partenariat et de coopération entre l’UE et la Russie ne mentionne pas cette éventualité. L’analyse des déclarations des hommes politiques russes des années 1990 montre qu’entre 1993 et 1996 l’idée d’intégration dans le monde occidental a été remplacée par celles de « partenariat », de « coopération. » Elles correspondent à la vision des élites russes qui fondent leur domination politique et économique sur la souveraineté.

La Russie n’a eu qu’une brève opportunité de former une classe politique responsable, guidée par les valeurs et les pratiques européennes, la séparation des pouvoirs, la distinction entre administration et oligarchie. Elle a duré du moment où les démocrates étaient au pouvoir en URSS à la fin de 1993. De 1993 à 1997, les autorités ont pris conscience de la nécessité de se débarrasser de partisans convaincus de la démocratie pour se maintenir au pouvoir (…) À partir de 1997–1998, la nouvelle idéologie d’État consiste à s’adresser au peuple comme à un troupeau (…) ; à fondre la haute fonction publique et l’oligarchie ; à rechercher l’idéal dans le passé ; à « redresser la Russie », mais seulement dans l’imaginaire. L’idéologie était formée, et il ne restait plus qu’aux nouveaux leaders à l’appliquer. L’absence d’alternative au pouvoir, l’empressement à recourir à la force contre les opposants, la collusion de l’argent et de la bureaucratie, l’apologie du passé : tous ces fondements du style de gouvernement de Vladimir Poutine n’étaient pas forcément saillants, mais tous étaient présents dès les années les plus « démocratiques » de la nouvelle histoire russe : les années 1990.

Voilà pourquoi, bien que je puisse critiquer Vladimir Poutine et sa politique, je rejette les analyses qui en font un criminel, ou celles qui prétendent qu’il aurait ruiné la trajectoire de développement de la Russie contemporaine. Vladimir Poutine a bien plutôt capté et renforcé les tendances consciemment créées par ceux pour qui, en 1999, il fallait des « hommes comme Poutine. » De la même manière qu’il existe nombre de liens historiques, idéologiques et pratiques entre l’époque de Staline et celle de Lénine, il existe un lien indissoluble entre l’époque de Eltsine et celle de Poutine. Dès lors, les hommes politiques et les militants qui ont prospéré dans les années 1990 et essaient aujourd’hui de se faire passer pour des opposants ne sont pas dignes du soutien des partisans de l’État de droit et de la liberté en Russie. En installant les conditions politiques et mentales du poutinisme, en laissant le pays à sa direction actuelle, ils ont perdu toute justification éthique les autorisant à retourner au pouvoir. La nouvelle Russie sera construite sans ceux qui l’ont dirigée dans les années 1990 et 2000. Comme l’exemple d’autres régimes autoritaires le montre, cela prendra des années. Mais cela ne signifie pas que les principes de gouvernement construits dans les années 1990 et mis à l’épreuve dans les années 2000 règneront en Russie pour toujours.

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